[ENQUÊTE] Le port d’armes en France

En France la société porte un regard dur sur la législation américaine et ses excès, en matière d’accès aux armes à feu. Mais l’hexagone est un pays où posséder une arme n’est pas si difficile. Enquête.

Une grande ville de l’Ouest, 13 novembre 2015. Dans sa chambre, un étudiant en droit écoute sur RMC le commentaire d’un match de football. Une soirée internationale prometteuse:  la France reçoit l’Allemagne au Stade de France. Et soudain tout bascule : le match est interrompu. Dans Paris c’est la panique. Des terroristes islamistes ont encore fait couler le sang sur les pavés. Le lendemain, l’étudiant récemment majeur se présente dans le stand de tir où son petit frère tire à plomb. Le directeur lui tend une carabine et une boîte d’ogives:

« Passe la soirée avec nous. Si ça te plaît, on te signe une licence quand tu veux« 

Document d’identité scanné, licence payée, un tampon du médecin de famille dans la semaine : entre le moment où la porte du stand a été poussée et le moment où une arme pouvait être légalement achetée, il s’est passé huit jours. Aucun conseil de sécurité le plus élémentaire n’a été prodigué.
Il y a deux manières de se procurer légalement des armes en France et d’innombrables manières illégales.

Le contexte légal

Le classement des différentes armes et munitions est une niche juridique où la logique est absente et le flou omniprésent au gré des lois nationales et communautaires. Par exemple, il est légale d’acheter une arme à poudre noire et de tirer avec, si on est simplement majeur. Mais pour se procurer les munitions, il est obligatoire d’avoir une licence FFT (Fédération Française de Tir). Une disposition ubuesque.

Il existe quatre catégories d’armes. La catégorie A est celle des armes automatiques et de très grand calibre, interdites de détention aux civils : des pièces d’artillerie, des fusils d’assaut. La catégorie B est celle des armes « de guerre » autorisée à la détention aux civils qui disposent de la licence FFT. Pour se procurer ces armes, il faut faire une demande d’autorisation à la préfecture, qu’il faut renouveler régulièrement ensuite. Parmi ces armes, vous pouvez par exemple acheter légalement une AK47 en 7,62×39 ou un Colt M4 en 5,56 OTAN, mais tous deux bridés en semi-automatique. Ensuite vient la catégorie C : celle des armes de chasse (à verrou, à répétition, à pompe, soumises simplement à déclaration, avec une licence obligatoire. Puis la catégorie D, accessible à tous les majeurs. On y trouve les armes à poudre noire, les couteaux, etc.

Alors avec un grand sourire et environ deux cent euros pour votre licence, s’armer est un jeu d’enfant. Avec une simple Mosin Nagant 91-30 et un calibre 12 juxtaposé, il est possible de former un duo tactique complémentaire, puissant et mobile, capable de poser de sérieux problèmes à une unité militaire ou de police. Il y a environ 200000 tireurs sportifs répartis dans 1600 clubs. Un nombre absolument pas négligeable. Plus 1,2 million de chasseurs. Ce qui donne environ 1,5 millions d’utilisateurs potentiels réguliers d’armes à feu. Il faut également ajouter tous les possesseurs d’armes de collection hors catégorie, et d’armes à poudre noire. En tenant en compte le fait qu’un chasseur a en général entre trois et six armes, et un tireur sportif entre deux et cinq, on arrive à un chiffre d’environ 16 millions d’armes. Il faut ajouter les armes détenues illégalement et on arrive à cette statistique : en France, il y a une arme pour trois citoyens. C’est beaucoup.

Paris et les grandes villes

À Paris il y a peu de stands. Le contexte urbain se prête peu à la discipline. Et chose originale, les deux stands les plus importants sont tenus par L’ANTP : l’Association Nationale de Tir de la Police. Une structure destinée à développer le tir et à améliorer l’image de la Police. Il y a deux installations : l’une au sud du 15ème arrondissement et l’autre porte de la chapelle. Au cœur d’une des zones les plus dangereuses de la capitale. Le stand est à quelques mètres de la « bulle », l’espace d’accueil des migrants.

En ces jours de mars, le lieu est triste à mourir. Autour des locaux, la zone est extrêmement sale. En bordure de Seine Saint Denis, à portée de vue du périphérique, des déchets emplissent les caniveaux. Et comme le disent les riverains, l’hiver impose sa trêve et la situation va empirer à mesure que le printemps approchera. Mais à l’intérieur des locaux l’ambiance change du tout au tout. L’ambiance lourde du quartier disparaît. Les tireurs sont réputés pour leur courtoisie et leur respect. Dans ce sport où l’outil est dangereux et potentiellement mortel, la discipline et l’humilité ne sont pas dispensables. Ici, les munitions tirées sont exclusivement celles vendues par l’association. Pas question d’encourager les tireurs à transporter leur matériel et leurs munitions dans Paris. Une part substantielle des tireurs est policière, mais elle cohabite avec des civils.

Comme dans les autres stands de tireurs sportifs, la poussée législative de l’UE pour restreindre le droit de posséder une arme est extrêmement mal vécu. Un tireur chevronné râle:

«Citez-moi combien d’attentats ont été commis avec une arme légale : zéro ! Il est complètement absurde de stigmatiser des sportifs respectueux et de leur rendre la vie impossible»

Un argument factuellement convaincant en France, mais moins probant aux États-Unis où la violence armée est produite avec des armes légales. Une part importante de la société américaine refuse que le gouvernement -et à plus forte raison le pouvoir fédéral- restreigne les armes. En effet, elles sont perçues comme une sorte d’assurance : quand on achète une, et on espère ne pas avoir à l’utiliser. Deb, une Américaine née à Seattle et vivant à Nantes huit mois par an, rappelle que si l’amiral Yamamoto n’a pas envisagé d’envahir la côte Ouest après l’opération de Pearl Harbour, c’est parce que:

«Chaque habitant possède une ou plusieurs armes à feu. Le citoyen qui n’est pas armé n’est qu’un contribuable».

Ici, l’arme est un symbole, celui de la sauvegarde de la liberté. Le fusil ayant servi à l’acquérir en chassant l’Anglais, il doit aussi pouvoir la préserver en conservant un rapport de force équilibré avec l’État. Laisser le monopole de la violence légitime au gouvernement oui, mais lui abandonner le potentiel de la violence légitime ne fait pas parti du contrat social américain.

À contrario, la France à un rapport très différent à l’arme. N’ayant pas eu la même genèse que les USA et sortant d’un millénaire de centralisation, le Français attend énormément de son gouvernement. Et à ce titre lui laisse plus volontiers le contrôle des armes. D’autre part, l’observation des horreurs qui arrivent dans des lieux publics outre Atlantique pousse à un contrôle strict. Mais les Français ignorent pour beaucoup la facilité administrative pour s’en procurer légalement. Illégalement c’est pire.

Loin des lois près du coeur

Paris, le Pré-Saint-Gervais, fin d’après midi. Sous un centre commercial, un terminal de cars arrivant de province. Le vaste parking est l’endroit idéal pour du commerce illégal. Des étages du haut, il y a une vue très dégagée sur les voies d’accès alentour. Via les puits de lumière, un guetteur peut communiquer avec facilité avec ceux qui travaillent en bas à l’abri des regards. C’est à proximité que nous avons rendez-vous avec notre interlocuteur.

Nous avons été mis en contact par un rabatteur rencontré il y a quelques mois alors qu’il proposait une drogue douce, du côté des Halles de Paris. Nous lui avions proposé de nous parler du business. Il s’était fait un plaisir de nous en raconter les tenants et aboutissants. La clientèle se faisait rare dans la rue alors que l’hiver arrivait. Et comme le veut le cliché des méchants, sa faille était l’orgueil. Il a eu le professionnalisme de ne jamais donner son nom mais était trop heureux de donner des idées de prix et de moyen de se procurer des armes. Et là, les catégories sont bien différentes de celles de la loi : l’arme a-t-elle servi à un crime, est-elle en bon état, est-elle automatique, etc.

Un réseau identique qui a fourni les armes aux frères Kouachi

Aujourd’hui, nous discutons sur un banc avec un de ses amis plus spécialisé dans la vente de « pétards ». Nous avons proposé un lieu de rendez-vous le moins discret possible. Depuis notre banc, nous voyons en permanence une cinquantaine de personnes qui entrent et sortent des magasins. De cette façon, le risque d’une agression est limité. Notre interlocuteur n’est pas dupe de notre intention mais est au courant de la démarche qui nous pousse à le rencontrer et ne s’en formalise pas. Manifestement l’idée de pouvoir parler en étant poliment écouté par deux habitants de l’intérieur du périphérique lui fait extrêmement plaisir. Il est habillé avec un jean’s et un haut de survêtement sobre. L’occasion de mettre à jour les repères sur la valeur du marché. Le moins cher est une AK47 yougoslave ayant servi à un braquage. Un fusil d’assaut de piètre qualité fabriqué artisanalement dans les années 90 et qu’il ne vaut mieux pas avoir chez soi. Prix : 210€. Un chiffre précis pour faire pro. La même arme mais « vierge » et provenant des arsenaux russes de Tula coûte jusqu’à 750€ : à ce prix le matériel est qualitatif et livré avec un viseur holographique. Comptez 15€ par chargeur. Le prix des munitions est dérisoire : 150€ la caisse de 1000. C’est un réseau identique qui a fourni les armes aux frères Kouachi. Le marché des armes de poing est beaucoup plus ouvert et une arme a mille vies : il me propose un revolver en 357 magnum à 400€, un Lüger P08 à 150€, et des armes de gamme supérieure en 9mm à partir de 700€ et d’un peu de patience. Pour lui, il est évident qu’un revolver ça n’est pas intéressant, et qu’un P08 est une antiquité. Il serait probablement surpris d’apprendre la valeur marchande sur le marché légal de cet arme mythique. Nous nous quittons courtoisement.

Cet échange était  plus intéressant sociologiquement que techniquement. Si nous avions voulu avoir des renseignements plus précis plus rapidement, il suffisait d’une connexion internet, d’un ordinateur et d’une clef USB. Avec la clef on peut faire « booter » l’ordinateur sur un système d’exploitation type Linux. Ainsi avec une adresse IP provisoire, on installe un logiciel nommé TOR, The Onion Rooter. Il est question d’un oignon car c’est à ça que ressemble le circuit de votre flux internet avant d’arriver sur un site. Votre flux va ricocher aléatoirement sur une dizaines de points IP partout sur la planète avant d’atteindre un site. Avec ce navigateur, bienvenue dans le deep web, la partie immergée de l’iceberg. Ici, les sites n’ont pas un nom mais une série de chiffres et l’indicatif .tor : ici l’État n’a plus cours. Dans ce supermarché où l’on paie en euros ou en fractions de Bitcoins, les armes sont vendues sur des sites à l’ergonomie spartiate : sobre mais efficace. En totale liberté et livrable par la Poste en colis suivi. Si l’informatique vous rebute, il reste une option : elle s’appelle Naturabuy. Sur ce site bien connu de vente de matériel de chasse et pêche, des armes sont en vente. Le site est en apparence draconien : pas question d’y vendre quoi que ce soit sans que tout soit en règle légalement. La faille se trouve dans la rubrique collection. Ici, le matériel étant sensément démilitarisé, pas de papiers nécessaires. Mais un adjectif en apparence bénin, accolé à la fin de certaines annonces indique discrètement aux connaisseurs que l’arme est opérationnelle. Et inutile de dire que votre vendeur se fera un plaisir de vous fournir des munitions. Certes, il ne s’agit pas d’armes de toute première fraîcheur mais qu’importe la précision d’une arme de poing à 50m, puisque le guidon ne permet pas le tir à cette distance pour un tireur peu expérimenté.

Les Français sont satisfaits de la politique du gouvernement vis à vis de ses tireurs sportifs. Mais il semble que la présence des armes soit beaucoup plus grande que ce que pensent notamment les urbains. Et que l’éclatement de la Yougoslavie grâce à l’OTAN qui a érigé le Kosovo et rasé les frontières, a incité des trafics à se diriger vers notre marché intérieur. Les attentats en France et les tueries aux USA pourraient être l’occasion de poser des questions sur notre rapport à ces outils. Rappelons que les premières lois qui ont donné les contours de notre politique de contrôle ont été votées en 1939, par un gouvernement et une chambre socialistes. Une famille politique qui a servi de colonne vertébrale au gouvernement de Vichy.

L.L.

 

Crédit photo de couverture : DR

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